La conquête authentique de Beethoven

Les efforts entrepris pour jouer la musique sur des instruments d'époque et selon les règles des traités vont toujours plus avant et abordent entre-temps aussi les œuvres qui constituent l'essentiel du répertoire classique et romantique, comme les symphonies de Beethoven. Si ces recherches vont donner lieu ici à quelques remarques critiques, ce n'est pourtant pas pour justifier les interprétations de Beethoven encore en vigueur généralement, car celles-ci équivalent à une falsification grossière. On reconnaîtra au contraire que la recherche de ce qu'on nomme authenticité comprend en général le respect des indications métronomiques de Beethoven, et qu'il faut donc la préférer aux interprétations aveuglément traditionnelles. Mais c'est justement sur ce point que se révèle le dilemme des "authentiques" – pour reprendre leur titre publicitaire.

Premièrement, les "authentiques" sont devenus un facteur considérable du marché musical, et leur progression dans l'histoire de la musique est aussi la conquête de segments du marché du disque. C'est dire qu'il y a des malins qui exploitent la conjoncture et qui lancent rapidement, et sans soin, des paquets entiers de symphonies sur le marché. Je songe particulièrement au Hanover Band, qui s'est distingué par une intégrale des symphonies de Beethoven dans laquelle les indications originales de tempo sont traitées par-dessous la jambe. Nous ne nous arrêterons pas plus longtemps à cette manière "authentique"-là de jouer; nous aimerions plutôt discuter le problème sur la base de deux interprétations au sérieux indiscutable: les enregistrements récents de la Neuvième symphonie par des ensembles anglais placés respectivement sous la direction de Christopher Hogwood et Roger Norrington.

Les problèmes surgissent d'abord là où il y a contradiction entre les indications verbales de tempo et les chiffres métronomiques. La Neuvième symphonie en comprend deux exemples frappants: le trio du scherzo, presto noté 116 à la blanche, et la section "alla marcia" du finale, notée 84 à la noire pointée, alors que l'indication de tempo est "allegro assai vivace". Confrontés au choix entre l'indication verbale et le chiffre, les deux chefs optent pour ce qui leur paraît plus exact, soit la chiffre. Or le trio résulte d'une accélération du scherzo que Norrington et Hogwood se voient obligés d'interrompre pour respecter l'indication métronomique. Cela ne semble pas seulement absurde du point de vue de la forme, nais contredit aussi le rapport vivace/presto du scherzo et du trio (exemple). Dans le cas du finale, le respect du métronome dans l'"alla marcia" aboutit à ce qu'après le fugato, la reprise du thème de la Joie s'effectue à la moitié du tempo de l'exposition (ou plutôt, devrait s'effectuer, car ce tempo réduit de moitié serait si lent qu'aussi bien Hogwood que Norrington le pressent un peu, pour arriver à peu près à 100 à la noire, au lieu de 64 – exemple). Si l'on se base sur la forme du finale, qu'on peut définir grosso modo comme un rondo avec introduction, il paraît logique que le refrain ait un tempo fixe, c'est-à-dire que le 84 de la section "alla marcia" se rapporte aux blanches pointées, et non aux noires pointées. On aurait ainsi pratiquement le mène tempo qu'à l'exposition du thème de la Joie (la blanche à 80), et exactement la même indication métronomique que dans la double fugue sur les thèmes de la Joie et des Millions. La blanche pointée à 84 correspondrait aussi au caractère de marche rapide que suggère l'indication "allegro assai vivace".

Il me paraît typique de l'approche interprétative de Hogwood et de Norrington qu'ils renoncent à se poser la question des indications métronomiques sous l'angle de la forme et du caractère de la musique; ils tiennent les chiffres pour donnés et cherchent tout au plus – comme Norrington dans son commentaire imprimé – à les justifier par des arguments peu convaincants. Or il existe des hypothèses sur l'origine possible de ces indications métronomiques problématiques, hypothèses que je ne peux exposer ici. (Remarquons aussi, en passant, que ni Norrington ni Hogwood ne respectent toujours strictement les tempos métronomiques!.)

La renonciation à l'analyse des formes s'accompagne aussi de celle, presque générale, à toute modification de tempo à l'intérieur d'un mouvement donné. Certes Beethoven ne prescrit que très rarement de telles modifications; aussi une exécution qui s'en tient à la lettre tend-elle à conserver obstinément le tempo établi. Or la musique de Beethoven est à telle point évolutive, et donc à l'antipode du mécanique, que la pulsation immuable ne lui convient pas. En outre, pour être saisies, les grandes formes beethovéniennes ont besoin d'articulation, de transitions soigneusement ménagées. Je voudrais le démontrer en comparant quelques réalisations d'un passage de l'exposition du premier mouvement. Voici d'abord une interprétation qui souligne agogiquement la multiplication du motif de trois doubles-croches du premier thème, qui détache la transition au second thème en Si bémol majeur par la sonorité, les nuances et le rubato, et qui, dans le thème en Si bémol majeur qui suit, fait de nouveau ressortir la multiplication insistante des contrepoints de doubles-croches (exemple Toscanini 1939). En comparaison, Norrington et Hogwood débitent de leur côté ce passage de façon indifférente et linéaire (exemple).

L'aspect évolutif de l'écriture symphonique de Beethoven se manifeste justement de façon exemplaire dans le début de la Neuvième, où le thème n'est pas affirmé d'emblée, mais s'élabore quasiment à partir de rien, c'est-à-dire des quintes vides. Et c'est de façon exemplaire que Norrington trahit ce projet formel en faisant articuler si nettement les sextolets des violons qu'au lieu du brouillard originel, c'est une mesure à deux temps qui se dessine, et qui obéit à la règle des deux noires accentuées.

"Jouer la partition telle quelle", voilà la devise avouée de Norrington, par quoi il justifie aussi la renonciation aux retouches et aux doublures des bois et des cuivres. En opposition à cette lecture positiviste, Clive Brown, dans la notice accompagnant l'enregistrement de Hogwood, relève que la pratique de doubler les vents n'était pas inconnue des orchestres viennois de l'époque, et qu'elle avait même été appliquée lors de la première audition de la Neuvième! La conclusion remarquablement paradoxale de Brown, comme quoi Hogwood utiliserait l'effectif le plus nombreux connu jusqu'ici pour une interprétation "authentique", montre à quel point cette notion d'authenticité fait problème, ou plutôt qu'elle vaut davantage pour désigner un segment du marché du disque que comme catégorie d'interprétation musicale.

Il faut aussi mettre en question la notion de retouche. Michael Gielen a montré qu'au piano, même l'accord parfait le plus innocent est "retouché" si l'on en accentue la note supérieure, la basse ou la note médiane. En ce sens, il faudrait aussi taxer de retouche la mise en valeur d'un motif qui passe d'une voix à l'autre, comme dans un fugato (exemple Gielen). Hogwood et Norrington renoncent à de telles pratiques et laissent jouer les intensités "naturelles" (exemple). Autre exemple de l'effet des intensité "naturelles": les cuivres doublés "authentiques" de Hogwood couvrent presque complètement les imitations des violons aux mesures 401 et suivantes du premier mouvement, alors qu'il s'agit certainement là de l'événement principal du passage (exemple). Une fois encore, la renonciation à retoucher ne serait-ce que les nuances se fait au détriment de la clarté des structures. Quant aux instruments, on peut aussi se demander si ce qui est "authentique" est nécessairement adéquat. Les instruments à vent historiques ne soulèvent visiblement pas que des problèmes de justesse, ils s'intègrent aussi moins bien que les instruments modernes. Or Beethoven utilise surtout les vents en bloc, si bien que la prédominance de certains timbres a peu de sens. Il est plutôt douteux que le son non homogénéisé soit en soi une qualité. Il me semble que, chez Beethoven, le timbre est plutôt une fonction de la structure qu'une catégorie autonome.

Dans son compte rendu de l'enregistrement de Norrington pour la revue "l8th-Century Music", Richard Taruskin a vu dans la renonciation à toute interprétation – au sens herméneutique du terme – une tentative de "résister" à la Neuvième, de rejeter les pesanteurs idéologiques et musico-historiques qui s'y étaient attachées avec le temps. Je doute que "résister" soit ici le mot juste. Si quelqu'un a résisté à la Neuvième, ce serait plutôt Michael Gielen, qui a souligné le mensonge historique de "Alle Menschen werden Brüder" (Tous les hommes deviennent frères) en tirant cet hymne vers le cri, ou en ajoutant à la Neuvième, en guise de mouvement supplémentaire, le "Survivant de Varsovie" de Schoenberg. Dans le cas des interprètes "authentiques", je vois moins une résistance à la Neuvième qu'une banalisation, laquelle correspond assez exactement à sa réduction actuelle au rang de bien culturel neutre et, par ailleurs, au déclin si souvent évoqué des idéologies dans la société, ce qui aboutit à l'indifférence vis-à-vis du sens de la musique. Or chez Beethoven, ce sens ne résulte ni du seul texte de la partition, ni de l'application d'un système de règles. Pour des musiques fabriquées elles-mêmes selon un procédé comme autant de pacotille, cela pourrait suffire tout à fait comme base d'interprétation. Mais les partitions très complexes de Beethoven, la Neuvième surtout, exigent une interprétation qui tienne compte du sens, c'est-à-dire de la fonction formelle et de l'intention de chaque phrase, de chaque section, voire de chaque voix, et qui les réalise en conséquence. Cela nécessite souvent des interventions qui ne sont pas prévues par la partition imprimée et qui ne peuvent non plus être trouvées dans aucun manuel. L'arbitraire avec lequel ces interventions ont été et sont effectuées a sans doute contribué à l'essor des interprétations de tendance "positiviste". Mais si différente que l'interprétation dite "authentique" soit de la traditionnelle, elle partage néanmoins avec elle la prépondérance de la sonorité sur la structure. Elle la rejoint même parfois sur des reliquats de tradition repris sans réflexion, comme par exemple à la fin laconique du premier mouvement, que Hogwood aussi bien que Norrington ralentissent, quoique cela ne figure pas dans la partition ni n'ait de sens. Cela ne correspond qu'à l'habitude de souligner la fin d'un mouvement en ralentissant. Mais qui sait, peut-être cette règle figure-t-elle dans quelque traité? (exemple). Ecoutons plutôt, en guise de conclusion, Toscanini fulminer cette fin (exemple)!

(traduction J. Lasserre)

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